Le commandant Flahaut revient dans une sixième enquête. Comme souvent, ses investigations débordent du cadre professionnel et l'emmènent à s'intéresser à un mystérieux château dans la forêt de Compiègne. II y croise sa collègue, Gillian Carax, dite La panthère....
L’ORGE
À cette époque, l’informatique était mystérieuse et parfois inquiétante.
Corinne, la bouche sèche, épie les quatre personnes assises de l’autre côté de la table. Trois hommes et une femme, l’air fatigué, voire absent, survolent son dossier, trop maigre dossier puisqu’il ne contient que son CV, plutôt décousu, et la photocopie de son diplôme de secrétaire sans spécialité. Est-ce leur maigreur, leur teint pâle ou leurs traits figés qui leur donnent un air de ressemblance ? Corinne tente d’empêcher ses doigts de se tortiller. « Prends l’air dégagé surtout, lui a seriné son mari, mais pas arrogant. » Il en a de bonnes, Jean-Claude. Ça fait cinq longues minutes que personne n’a prononcé un mot. Pourquoi la font-ils poireauter ?
Tout à l’heure, elle a eu le temps d’échanger quelques mots avec les autres postulantes surdiplômées qui piétinent dans le couloir, des minettes qui passent leur salaire dans leurs fringues. Avec leur petit trente-huit, c’est pas difficile d’en mettre plein la vue. Depuis, Corinne ne se fait plus d’illusion sur ses chances.
La femme la détaille avec froideur. Même pas de la froideur, son visage de cire ne laisse passer aucune émotion. Elle a dû rater son lifting, se force à penser Corinne. Ça aussi c’est un conseil de Jean-Claude : Fais de l’humour, ma puce, ça te détendra. Seul, le type en jeans, celui qui a l’air plus jeune, lui sourit.
– Vous ne parlez pas l’anglais.
C’est une affirmation bien sûr.
Corinne fait non de la tête. Les quatre échangent un regard appuyé d’un air entendu. Elle se ratatine sur sa chaise. Quelle secrétaire digne de ce nom ne connaît pas un minimum d’anglais ?
– Bien dit le plus vieux en refermant le dossier.
La jeune femme se lève, elle a compris.
– Parlez-nous de vos hobbies.
– De mes hobbies ?
Elle se rassoit estomaquée. Elle a écrit « promenade, jardinage » au bas du document. Que veulent-ils savoir de plus ? Elle tire discrètement sur sa jupe. Elle n’aurait pas dû mettre ce tailleur, elle se sent boudinée.
– Je… Je m’occupe de mon petit garçon… Nous sortons tous les dimanches à la campagne… J’aime beaucoup marcher.
Le plus vieux l’encourage d’un signe de tête, la femme a étiré légèrement ses lèvres, ça doit être une esquisse de sourire.
– J’aime faire la cuisine, aussi.
– Quel genre de cuisine ? Où achetez-vous vos produits ?
C’est le moustachu qui l’a interrompue. Corinne n’avait pas encore entendu le son de sa voix. Devant l’étrangeté des questions, elle rougit, elle s’emmêle dans ses phrases en parlant des légumes de son jardin, de son goût pour la cuisine de terroir, des recettes qu’elle invente. Ils la dévisagent tous les quatre si fixement que c’en est gênant.
Une semaine plus tard, elle signe son contrat.
Jean-Claude se moque d’elle devant les copains. C’est vrai que travailler chez Pierre, Paul, Jacques, ça fait sourire. Travailler, enfin si on veut. Là encore Jean-Claude la met en boîte :
– À quoi bon faire des frais de toilette, tu ne vois jamais un seul client. C’est pareil pour le téléphone, si t’as trois communications à passer ça te remplit ta journée. Moi, je trouve ça louche.
– En attendant, tu es bien content de profiter de ma paie.
Elle se défend d’autant plus qu’elle n’est pas loin de penser comme lui. On l’a installée dans un petit bureau coquet qui reçoit le soleil dès le matin. Elle y occupe le poste de secrétaire-standardiste-réceptionniste, un titre ronflant pour des activités bien calmes. En fait, les journées sont désespérément vides à part deux ou trois coups de fil, quelques lettres banales : « Nous accusons réception de votre demande du tant… Nous nous employons à rechercher les renseignements… bla, bla, bla… » et jamais de visiteurs.
Ses patrons, (elle ne sait toujours pas qui est le chef), sont vissés toute la journée devant leur écran. Ils arrivent avant elle, repartent après et travaillent même certains week-ends : elle a vu de la lumière au bureau en revenant d’une de ses sorties dominicales. D’ailleurs, elle a souvent des lettres à poster le lundi matin, ils savent donc rédiger leur courrier quand ils s’en donnent la peine.
Heureusement il y a la pause café pour meubler. Corinne lève les yeux de son roman La princesse des sables. 11 h. C’est pile l’heure d’apporter une tasse de café à monsieur Pierre, très fort et sans sucre. Ensuite, ce sera le tour de monsieur Paul, puis celui de madame Martin, avec un « nuage » de lait et enfin elle servira monsieur Jacques, son préféré, le plus jeune.
Au début, Corinne a proposé de faire la pause tous ensemble dans la grande salle de réunion qui ne sert jamais, mais personne n’a réagi, alors elle leur apporte leur tasse chacun à leur tour dans leur bureau respectif. Ils l’accueillent avec des mots gentils, ils se lèvent, s’étirent, font quelques pas, et boivent le café debout. Corinne en profite pour arroser les plantes. C’est bizarre d’ailleurs car les plantes, ici, crèvent inéluctablement. Elles ne tiennent pas trois semaines, voire quinze jours. Et à chaque fois, ils lui demandent d’aller en acheter d’autres. Seule la petite azalée qu’elle bichonne près de son téléphone s’épanouit.
Tout en sirotant leur café, ils bavardent, enfin elle bavarde, car eux ne parlent pratiquement pas. Après tout ils ont raison, si leur métier est un peu spécial, il vaut mieux qu’ils n’en disent pas trop. Avec madame Martin, elle parle toilettes. La patronne est laide malgré les liftings, mais elle s’habille bien. Monsieur Jacques lui fait raconter les films qu’elle a vus, monsieur Pierre s’intéresse à son fils.
Une technicienne de surface vient le soir. Elle non plus ne doit pas être débordée de boulot. Dans les bureaux il n’y a pas grand chose, à part les ordinateurs, les téléphones. Les armoires quasiment vides renferment quelques annuaires, des ramettes de papier blanc. Pas d’archives, pas de dossiers. Dans les corbeilles il n’y a que des bandelettes, ils ont des machines spéciales pour déchiqueter le papier. Quelquefois Corinne rêve qu’elle a été embauchée par des espions.
Il parait qu’ils ont des clients jusqu’au bout du monde. Elle l’a appris par madame Martin : l’agence, l’ORGE, (organisation de renseignements généraux européens) vend des renseignements, des fichiers d’adresses, jusqu’en en Amérique. Plus précisément, ils analysent les données de sociétés, pour établir un bilan qu’ils vendent à des chercheurs d’emploi ou à d’autres personnes. Corinne a approuvé. C’est vrai que quand on est embauché, on ne sait jamais où on met les pieds : si la boîte capote, on a l’air malin. Autant se renseigner avant.
Jean-Claude a une autre version des faits : il pense carrément qu’ils font de l’espionnage par ordinateur.
– Ils savent casser les codes des fichiers comptables, c’est évident. Avec ça, ils font sûrement du chantage. Ça doit leur rapporter un max de blé. Tu devrais te méfier, ma poulette, c’est pas net leur business. Un jour ils vont se faire gauler et toi, tu prendras la porte.
Corinne a haussé les épaules.
– Il faut toujours que tu te fasses du roman.
Néanmoins la réflexion de Jean-Claude a fait son chemin et la semaine suivante, le cœur battant, elle est entrée à l’improviste dans les bureaux sous différents prétextes. Jamais ses patrons n’ont eu l’air contrarié ou fâché de son intrusion, même quand elle a osé poser des questions sur ce qu’elle voyait défiler à l’écran, du chinois pour elle : des tableaux, des listes, des organigrammes, des signes étranges qu’ils appellent algorithmes… Après des réponses évasives auxquelles elle n’a rien compris, elle est repartie, plutôt gênée.
Monsieur Paul, le moustachu, a lâché une confidence, une fois, sans le faire exprès. D’abord il a eu l’air furieux, pire même, quand elle a dit : À quoi ça sert de travailler tant, de gagner tant d’argent puisque vous n’en profitez pas ? Aucun de vous n’a l’air en bonne santé. Vous savez qu’au Japon des enfants font des crises d’épilepsie à trop regarder les écrans d’ordinateur ? Moi, mon fils…
Il a claqué sa tasse sur la table, de quoi vous mêlez-vous, etc. Sa voix grondait si fort qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait. Ensuite il s’est excusé : il était sur les nerfs à cause d’un problème de boulot.
– Je vais vous expliquer ma petite Corinne (c’est comme ça qu’on l’appelle ici), nous avons été mis à la porte, chassés par des plus jeunes. On n’a pas tenu compte de nos années d’expérience. C’est injuste non ? Fab… monsieur Pierre a soixante ans, il est brillant, plus que vous ne pouvez l’imaginer, et pourtant il est resté sur le carreau. Un informaticien serait soi-disant fini après trente-cinq ans ! Vous le croyez, vous ?
Elle a dit non à grands mouvements de tête.
– Alors nous avons eu l’idée de nous associer et de fonder notre propre boîte. Cela nous donne beaucoup de travail. Dans l’informatique, il faut être très performant pour rester au top, voyez-vous ? Cela nous permet aussi de remettre un peu d’ordre dans certaines pratiques irrégulières…
Il s’est tu brusquement, comme s’il en avait trop dit.
– Tenez, pour la peine, vous allez me préparer une deuxième tasse. Trottez ma petite Corinne.
Un jour, après que monsieur Pierre lui a demandé, comme tous les matins, – Comment ça va aujourd’hui ma petite Corinne ? – Corinne a respiré un grand coup et elle s’est lancée :
– Ça ne va pas, monsieur Pierre. Je vois bien que je ne sers à rien. Le courrier, vous le faites vous-même, le téléphone ? Vous utilisez vos boites vocales. Vous faites tout quoi ! Il y a si peu de courrier qui arrive que vous pourriez très bien le trier vous-même. Quel est mon rôle ici, à part faire le café ? Autant le commander au Balto, là où je vais chercher les sandwichs le midi.
Monsieur Pierre a remué sa petite cuillère longuement, sans la regarder. Corinne a bien vu qu’il était contrarié. Elle a compris aussi qu’elle venait de gaffer. Jean-Claude aurait dit : Tu lui donnes les baguettes pour te battre, t’es cruche ! Elle aurait corrigé « les verges » et immanquablement, il aurait éclaté de rire, toujours à l’affût d’un jeu de mots douteux.
– Ma petite Corinne, ce que vous nous apportez ne se mesure pas en travail. Vous voyez bien comment nous sommes collés à nos écrans. Ce que nous faisons nous passionne tant. C’est…
Il s’est arrêté, la main tenant en l’air la petite cuillère, les yeux brillants, l’air de continuer à se parler à lui-même. Puis il a repris :
– Nous en oublions souvent l’heure. Les contingences matérielles passent au second plan. Or, chaque fois que vous servez le café ou que vous portez un message, nous sommes obligés de faire des pauses et cela est essentiel à notre santé, aussi bien physique que morale. Nous serions moins rentables sans vous. Vous comprenez Corinne ? Vous nous reconnectez à la réalité. Vous êtes notre garde-fou en quelque sorte.
Il a désigné d’un grand geste du bras le matériel :
– Ces boîtes carrées, toutes grises, ces numéros qui nous mettent en communication avec le monde entier, tout ça, c’est virtuel, c’est du vent. Bientôt ce ne sera même plus une voix humaine qui nous contactera au téléphone. Vous imaginez cela Corinne ? Quand vous parlez de votre petit Laurent, de vos promenades, vous nous aidez à reprendre pied avec la vraie vie… D’ailleurs justement nous en avons discuté entre nous hier, nous vous accordons une augmentation de cinq cents euros. Ne me remerciez pas ma petite Corinne, la société est florissante, il est normal que vous en profitiez.
Jean-Claude a mal réagi à cette augmentation, surtout qu’elle gagne plus que lui maintenant et qu’elle s’en est vanté devant Rémi. Cet imbécile a tout de suite insinué des choses. Corinne était tellement ulcérée qu’elle a bafouillé, elle s’est enfoncée.
– Dis que je fais la pute, pendant que tu y es !
– Avoue que c’est pas clair tout ça. Ils te tripotent en douce, hein ?
– C’est ça, et madame Martin est lesbienne ! Mon pauvre Rémi, tu es à côté de la plaque. Ils… Ils sont affectueux, c’est tout.
– Ils te font la bise près de la bouche ? a insisté Rémi qui avait deux apéros d’avance sur les autres.
– Idiot ! Jamais ils ne m’embrassent si tu veux le savoir ! Ils sont plutôt… paternels.
– Paternels, mon cul.
– Parfaitement. Ils sont toujours très respectueux. Eux, ils ne posent pas leurs vilaines pattes sur mes nichons, comme toi !
Jean-Claude n’a pas apprécié d’apprendre que son frère se permettait des gestes déplacés. Catherine a pleuré, du coup, la soirée était fichue.
Rémi a en partie raison, elle ne peut pas nier qu’ils la touchent physiquement. Au début, elle a trouvé ça inquiétant, elle était sur ses gardes depuis qu’elle avait dévoré, chez son dentiste, un article sur le harcèlement sexuel. Elle guettait le moindre geste ambigu pour réagir, freinée, quand même, à l’idée de perdre une aussi bonne place. Mais elle a vite compris qu’elle n’avait rien à craindre.
Quand elle apporte le café, ils lui prennent les mains pour l’accueillir. C’est drôle d’ailleurs, ils font tous à peu près les mêmes gestes : ils la débarrassent de la tasse, puis ils lui serrent gentiment les deux mains dans les leurs, en lui demandant si elle va bien. Ils prolongent le contact pendant qu’elle donne des nouvelles de sa famille. Ils ont souvent les mains froides et c’est comme si elle les réchauffait.
De temps à autre on l’appelle par l’interphone pour lui remettre un message qu’elle doit transmettre à l’un des trois autres. C’est toujours écrit en anglais et elle doit aussi attendre la réponse. Elle suppose que c’est en rapport avec des problèmes techniques d’ordinateur. Les premières fois, elle a obéi sans se poser de question. Depuis cela la turlupine. Pourquoi ne se téléphonent-ils pas directement ? Le plus simple serait encore de se déplacer, quelques pas à faire… Elle n’a pas osé le leur suggérer.
Elle apporte donc le message en anglais et ils le lisent debout, une main posée sur son épaule. Madame Martin, elle, glisse plutôt son bras sous le sien. Les mains de monsieur Paul et de monsieur Pierre sont lourdes, surtout celle de monsieur Paul qui serre davantage. Mais ça n’est pas désagréable, au moins elle peut se dire qu’elle n’est pas transparente à leurs yeux. Peut-être que ça les aide à décharger toute l’électricité qu’ils emmagasinent devant leurs ordinateurs ? La preuve : dès que Corinne touche un écran du bout de l’ongle, elle reçoit une petite joute, ça crisse. Si elle pose la main près d’un appareil, elle sent des vibrations fines et régulières à travers la table. C’est bien simple, on est cerné de fils électriques, de gros câbles gris et noirs qui traînent partout. Ça doit créer des champs magnétiques, pas très sains pour la santé.
Quand elle vient taper une lettre dans leur bureau, c’est pareil, ils restent debout derrière elle, les mains appuyées sur ses épaules. Monsieur Pierre lui caresse parfois les cheveux. Au début, elle était perturbée, puis il a parlé de sa fille « qui a justement votre âge, Corinne » et qui vit en Afrique du Sud. Corinne a compati, l’Afrique, c’est si loin ! Mais curieusement, elle n’a jamais vu de photos personnelles sur les bureaux.
Donc, elle écrit sous leur dictée, sur un vieil ordinateur réservé à cette tâche et eux cherchent leurs mots, pendant un temps fou. Pourtant ce sont toujours les mêmes formules qui reviennent. Elle a proposé de faire une lettre type avec des blancs pour les noms, les numéros de dossiers, la date. Ils ont dit « Ah ça, c’est une bonne idée ! » et ils ont continué comme avant.
Sa grand-mère la touchait souvent comme ça, ou alors elle la serrait dans ses bras. Elle disait :
– Ça me fait du bien de réchauffer mes vieux os au contact de la jeunesse. Tu me requinques. Elle disait aussi : tu sais Corinne, nous, les vieux, personne ne nous touche. C’est pour ça que je réclame toujours ma bise.
Corinne a les yeux qui picotent. Sa grand-mère lui manque. Elle se sent lasse, sans goût. Ce soir, en sortant du travail elle ira consulter son docteur.
Le médecin n’a rien trouvé d’anormal. Elle a maigri pourtant, c’est indéniable, bien qu’elle mange toujours autant. Elle dort comme une souche, ses huit heures d’affilée, dix ou douze le week-end, et pourtant dans la journée, elle est fatiguée. Elle s’est endormie plusieurs fois la tête sur son bureau.
Elle a pensé à une déprime mais le docteur Lambert a ri. Elle lui a alors parlé de l’ennui, ces longues heures vides. La lecture, ça va un temps… Tout en rédigeant l’ordonnance, il lui a conseillé de changer de travail. Certainement pas ! a-t-elle pensé. Il ne se rend pas compte qu’elle ne retrouvera jamais une place pareille.
La prise de sang a révélé une anémie.
Le lendemain, au bureau, les pensées de Corinne bourdonnent comme des mouches contre une vitre. D’abord ce prénom que monsieur Paul a lâché un jour en parlant de monsieur Pierre : Fabien… Ce nom : madame Martin, le nom le plus répandu de France, elle l’a lu dans Marie-Claire.
Et puis le vieil ordinateur… Dans chacun des bureaux, elle tape le courrier qu’on lui dicte sur un énorme ordinateur d’une forme bizarre, un peu à l’écart des autres machines, une vraie antiquité. Plusieurs câbles sont branchés derrière et se connectent à une boîte grise de la taille d’un caisson de rangement, sans aucune indication, ni aucun bouton. Les touches du clavier sont dures à enfoncer et toujours poisseuses, à croire qu’ils les graissent exprès. Les trois appareils, dans les trois bureaux font un bruit bizarre, un sourd ronronnement qui ne ressemble en rien au bruit d’un ordinateur, aussi vieux soit-il. Il y a aussi l’odeur. Ça sent comme chez le radiologue, une odeur indéfinissable…
– Le clavier est sale non ? lâche-t-elle parfois.
Mais ils font ceux qui n’entendent pas.
Elle a compris qu’ils ne voulaient pas qu’elle touche à leur propre appareil, mais alors, pourquoi ne lui payent-ils pas un P.C tout simple, juste pour le courrier ? Ce n’est certes pas le prix dérisoire des nouveaux ordinateurs qui les arrête, d’autant plus qu’ils changent les leurs tous les six mois.
Un jour que monsieur Paul était en déplacement elle est entrée dans son local, le sang aux joues, les oreilles bourdonnantes. Elle avait son alibi pourtant : un flacon d’alcool à brûler et un chiffon blanc, pour nettoyer le clavier. L’appareil était en veille, une petite balle rebondissait aux quatre coins, inlassablement, à croire qu’ils le laissaient brancher vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Dès qu’elle a effleuré les touches, Corinne a vu défiler des signes bizarres sur l’écran, mêlés de chiffres et de lettres, voire de mots qui n’avaient aucun sens. Sont apparus des courbes, des graphiques. Le caisson s’est mis à bourdonner plus fort. Corinne, affolée, a essayé de quitter ce programme infernal, mais la souris ne répondait plus. Elle s’est réfugiée dans un coin de la pièce, s’attendant à voir surgir monsieur Pierre ou madame Martin. Puis l’écran est redevenu noir, la petite balle a repris ses rebonds aléatoires.
Le soir même, Corinne a posé des questions à Serge, un ami de Jean-Claude mordu de jeux vidéo et qui a un site Internet. Ils ont pris ça à la rigolade, comme d’habitude.
Malgré les médicaments, elle continue de maigrir. Elle flotte dans ses tailleurs maintenant. Au boulot, elle passe son temps à surveiller les allers et venues de ses patrons, à échafauder des hypothèses, à partir d’indices si ténus qu’ils s’évaporent d’eux mêmes dès qu’elle en parle à Jean-Claude. Rien ne filtre des bureaux à part le cliquètement des fax, des imprimantes, le ronronnement des ventilateurs. Elle se force à sourire, à parler, mais maintenant tous ses muscles se crispent dès que l’un d’eux l’aborde.
Avant-hier, elle a vu un reportage sur l’amiante à la télé, cet amiante qui ronge les gens, dans les usines, dans cette faculté, à Jussieu. Quand elle en a parlé au moustachu, pendant la pause café, il a écouté ses arguments et ce matin, sur son bureau, elle a trouvé un petit mot qui l’autorise à faire les contrôles nécessaires. Ça lui a pris la semaine. Elle était sûre que son cauchemar allait prendre fin.
Elle s’est démenée pour rien : les analyses des services de contrôle se sont révélées négatives.
Le soir, dans la salle de bain, elle a éclaté en sanglots devant la glace. Sa peau est blafarde, desséchée malgré les crèmes. Ses cheveux sont ternes, ils pendouillent. Elle ne sait plus comment les coiffer. Elle se sent ridée de l’intérieur.
– T’exagères ! Ridée de l’intérieur…
– Ils me sucent ma force, voilà ce qui se passe ! Pourquoi ils m’obligent à taper sur un clavier tout pourri ? Hein ? … Avec un quart de mon salaire, ils pourraient m’acheter un portable que je pourrais déplacer de bureau en bureau. Quand je tape, je sens bien que mes bouts de doigts picotent… J’ai bien réfléchi et je suis sûre que leurs quatre machines sont radioactives.
– T’es surtout complètement parano, ma pauvre Corinne ! Ça tourne pas rond dans ta tête. Tu n’as jamais eu de patrons aussi cool. Ils te foutent une paix royale, ils payent presque le triple de ce que tu pourrais espérer ailleurs… Moi, si on me propose ce boulot, je signe des deux mains, tout de suite.
Il l’a alors attrapée à bras le corps et lui a collé plein de baisers dans le cou.
– C’est pas l’ORGE qu’elle devrait s’appeler ta boîte, mais l’OGRE. Cette organisation, elle dévore tout cru mon petit chaperon rouge préféré. Non mais, blague à part, secoue-toi Corinne, sinon tu vas finir à l’hôpital psychiatrique.
Elle s’est alors sentie encore plus seule et démunie. Jean-Claude a changé de camps, il s’est laissé avoir par tout cet argent facile qu’elle ramène dans le ménage. Comment va-t-elle se sortir de ce cauchemar ?
Les patrons ont accepté sans problème qu’elle prenne un mois de repos mais avant son congé, ils lui ont demandé de trouver une remplaçante, le temps qu’elle se retape.
À quoi bon une remplaçante, a pensé Corinne, elle se tournera les pouces, comme moi, c’est de l’argent jeté par les fenêtres. Elle a pourtant sélectionné consciencieusement des dossiers. Avec de bonnes photos surtout, a insisté monsieur Pierre. Elle a choisi les filles les plus dynamiques, les plus souriantes, celles qui semblaient avoir de la conversation. Après elle a regretté. Si jamais l’une d’elles faisait mieux l’affaire et lui piquait sa place ?
Monsieur Jacques lui a rendu les dossiers.
– Cherchez encore Corinne, ça ne va pas.
– Mais vous ne les avez même pas rencontrées !
– Celles-là ne font pas l’affaire. Elles ont l’air un peu trop… Vous savez, nous ne sommes pas une agence de top models. Elles… Elles sont anémiques. Et puis ici, le travail n’est pas compliqué. Ces secrétaires, formées à tous ces stages de spécialisation, ne pourraient pas employer leurs pleines capacités dans nos bureaux. Vous me comprenez ma petite Corinne ?… Nous demandons de simples secrétaires, discrètes, en bonne santé, comme vous. Enfin voyez, cherchez encore, prenez votre temps.
Corinne a longuement réfléchi. Puis elle a ressorti les CV. Elle en a sélectionné un, celui de Sandrine Boulin, et dix autres au hasard, onze CV qu’ils ont feuilletés, à tour de rôle, sans presque quitter leur écran des yeux. Ils ont extrait tous les quatre la même fiche du lot, d’un même doigt nonchalant : Celle-là, Corinne.
Corinne est repartie à son bureau, comme un automate. Elle a glissé la lettre d’embauche, qu’elle avait tapée à l’avance, dans l’enveloppe dont l’adresse était déjà écrite : mademoiselle Sandrine Boulin, à Jolimetz, un gros village campagnard, à côté d’une grande forêt. Peu de qualifications mais une bouille un peu bêtasse, de bonnes joues rouges, des formes qu’on devine plantureuses, une fille de la campagne qui a respiré du bon air, qui a mangé de bons produits naturels, sa remplaçante toute désignée. Corinne vient brusquement de décider qu’elle ne remettra plus les pieds dans les bureaux de l’ORGE. Tant pis pour l’argent !
En léchant le ruban de colle de l’enveloppe, elle pense à la poularde nourrie au grain et à la crème que sa grand-mère engraissait avec beaucoup d’amour tous les ans pour Noël.
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