Le commandant Flahaut revient dans une sixième enquête. Comme souvent, ses investigations débordent du cadre professionnel et l'emmènent à s'intéresser à un mystérieux château dans la forêt de Compiègne. II y croise sa collègue, Gillian Carax, dite La panthère....
Les bijoux de tante Mimi
J’ai connu une tante Mimi qui est restée gamine jusqu’au bout de sa vie. Surprenant aux yeux d’une enfant !
Zoé court vers la gare de Tourcoing, non pas qu’elle soit en retard mais elle est trop contente d’aller passer la nuit chez Tante Mimi. Son sac de classe est lourd, cependant ce n’est pas lui qui la gêne le plus, c’est son « uniforme » comme dit son frère Étienne. Zoé se met rarement en jupe, sauf justement pour aller chez Tante Mimi car là, c’est quasi obligatoire. Avec le chemisier à col claudine, le gilet bleu marine et des chaussures en cuir cirées. Tante Mimi ne lui a jamais interdit le jean et les baskets mais ses moues éloquentes ont suffi.
Dès qu’elle est installée dans son wagon habituel, le plus près de la locomotive, Zoé chantonne en sourdine jusqu’à ce que le train démarre : « Roule, roule, train du plaisir, dans la plaine jolie, vers un bel avenir, d’amour et de folie… » C’est une des chansons préférées de Tante Mimi. Zoé la connaît jusqu’au bout mais elle se contente du premier couplet et du refrain qu’elle reprend interminablement, comme une incantation. Ça lui donne la chair de poule, sa gorge se gonfle de bonheur jusqu’à faire déborder des larmes. Quand le train prend de la vitesse, la chanson grinçante des roues remplace le vieux tube des années mille neuf cent vingt et Zoé fredonne alors tac-tac-ta-toum pendant les quinze minutes du trajet.
L’oncle Adrien l’attend sur le quai de la gare de Lille, comme tous les premiers mardis du mois. Zoé s’étale avec un soupir d’aise dans la voiture confortable et hume le parfum de cire qui imprègne le cuir crème des sièges.
– Papa a encore cassé son Opel, claironne-t-elle.
– Il faudrait qu’il arrête d’acheter des voitures d’occasion, répond Adrien qui sait pourtant que son frère n’a pas les moyens de faire autrement.
Zoé sait que son oncle sait… C’est comme un jeu entre eux.
Tante Mimi accueille Zoé à la porte et l’entraîne aussitôt dans la cuisine pour le petit goûter : un cake odorant dont il ne faudra manger qu’une tranche et un petit jus de fruit frais. L’oncle Adrien est déjà reparti au grenier, dans son atelier, laissant les « femmes » papoter à leur aise. Zoé raconte les dernières nouvelles de la famille et Tante Mimi l’entretient du programme du lendemain : les magasins jusque quatre heures, et après le salon de thé, un spectacle d’opérette au théâtre Sébastopol. C’est toujours une répétition générale, autant dire une vraie séance
Pendant que sa tante prépare le repas du soir, Zoé se plonge dans ses devoirs. C’est curieux comme ici, elle avance vite. Quand le repas cuit, Tante Mimi vient crocheter au salon, du coup Zoé a du mal à finir ses maths car sa tante n’arrête pas de parler. En guise de récréation, elle annonce qu’elle a des leçons. Comme prévu, Tante Mimi l’envoie au grenier : c’est le travail d’Adrien de faire réciter la petite.
Zoé escalade les marches le plus vite qu’elle peut. L’oncle l’accueille par la phrase rituelle : « une leçon à réciter, ma poulette ? » à laquelle elle répond immuablement : « je la sais par cœur ». Elle commence donc par regarder les nouvelles machines automates de l’oncle et s’en fait expliquer leur fonctionnement ; mais Adrien l’empêche de toucher car Mimi n’apprécie pas les taches de graisse. Certaines fois il accepte de lui mettre un grand tablie et Zoé peut enfin bricoler à son aise. Ça ne dure jamais longtemps, bientôt Tante Mimi l’appelle dans les escaliers pour égoutter la salade ou mettre la table.
Au repas, il n’y a que des bonnes choses : une entrée un peu compliquée comme un vol-au-vent ou une coquille Saint-Jacques, des légumes cuisinés, une viande avec une bonne sauce et une crème brûlée rien que pour elle. Ça change de la soupe au pain beurré et du yaourt nature. Et ici, personne ne crie, comme à la maison. L’oncle a mis de la musique douce.
Dès que la vaisselle est rangée, Tante Mimi ouvre son piano et joue des vieilles chansons. Zoé les connaît toutes, elle chante avec sa tante, sauf celle du train qu’elle garde pour le voyage. Après avoir fumé une cigarette sur le balcon, l’oncle Adrien repart vers d’autres occupations. C’est le moment choisi par Tante Mimi pour exhiber ses trésors : la boîte à bijoux dont Zoé ne se lasse pas d’admirer les pierres précieuses – chaque membre de la famille recevra un bijou à sa mort, mais bien sûr c’est Zoé qui en aura le plus -, et l’album avec les photos de ses toilettes de jeune fille. Tante Mimi a gardé ses robes d’avant. Souvent elle habille Zoé, la coiffe, la maquille, la pare de bijoux. Comme Tante Mimi est petite, les robes vont juste à Zoé sauf au niveau des seins, pour le moment. Quand Tante Mimi raconte sa vie de jeune fille, ses petites mains potelées s’agitent, ses boucles d’oreilles, ses bracelets s’entrechoquent, ses yeux brillent. Chez elle, Zoé s’entraîne à imiter sa tante. Ça n’est pas très facile car elle manque de matériel.
Zoé dort dans une chambre pour elle toute seule, avec une lampe de chevet à abat-jour rose plissé, sous laquelle elle lit très tard des romans de princesse ou des semaines de Suzette, des trucs incroyables. Les draps sont parfumés, les livres sentent le vieux papier. La lumière de la lampe est rose et dorée à la fois. C’est le bonheur.
Le mercredi matin, Zoé peut traîner en chemise de nuit. Tante Mimi sort le service en argent avec le pot à lait, la théière, le beurrier et son petit couteau. Zoé adore surtout le sucrier et la pince qui va avec. L’oncle est déjà parti en courses. Zoé sait qu’il ramènera de bonnes choses de chez un traiteur convenable, choisi par sa tante et surtout un gâteau, un seul, pour le dessert de Zoé.
– Avec son cholestérol, ton oncle n’y a pas droit et moi, il faut que je surveille ma ligne, dit en riant Tante Mimi.
Elle est toujours de bonne humeur.
Quand Tante Mimi part chez le coiffeur ou chez la pédicure, Zoé s’ennuie. Ici, il n’y a pas la télé. Vers midi, Zoé aide l’oncle à mettre la nappe brodée, le couvert et le vase de fleurs.
L’après-midi passe très vite. Après les magasins et le spectacle, Zoé est « cuite » comme dit l’oncle Adrien. Dès le repas terminé, toujours aussi bon, elle se couche sans lire et s’endort aussitôt.
Le lendemain matin, très tôt, l’oncle Adrien la reconduit en voiture chez ses parents à Tourcoing. Pendant qu’elle se change, un jean, un tee-shirt, et qu’elle fait son cartable, Zoé plonge sans douceur dans l’ambiance familiale : les disputes des parents, les cris des frères et sœurs, la table graisseuse qui n’est jamais débarrassée. Sa mère a juste le temps de lui faire un gros baiser et de lui donner son ticket de cantine avant de partir pour son travail. C’est l’oncle qui dépose les quatre enfants à l’école. Dans l’auto, Zoé se tait.
Un soir, Zoé apprend qu’elle restera ce mardi à Tourcoing : Tante Mimi a été hospitalisée. Pendant plusieurs mois, Mimi fait des allers et retours entre son appartement et l’hôpital. Quand ça va mal à la maison, Zoé imagine que sa tante est guérie et qu’elle décide de la prendre en pension complète. Quelquefois, l’oncle Adrien vient voir les parents. Il a les yeux rouges. Ils s’enferment tous les trois dans la cuisine, loin du vacarme de la télé. Zoé comprend alors que Tante Mimi ne va pas bien du tout. Le soir dans son lit, elle chantonne le début du « Train fatal » à mi voix, en attendant que ça s’arrange.
Quand Tante Mimi meurt, Zoé s’étonne de son manque de chagrin. Pourtant, elle réussit à sortir quelques larmes, pendant l’enterrement ; un bel enterrement orchestré par Tante Mimi qui a tout choisi avant de mourir : les compositions florales, le cercueil avec des poignées d’argent, le petit ange, et même la musique. Étienne se moque de tout ce tralala. Il dit qu’Adrien va avoir enfin le droit de respirer. Zoé sait qu’il répète les paroles de sa mère. Elle le traite de jaloux.
En tout cas, elle n’épousera jamais un garçon aussi vulgaire que lui. Mimi, elle, a eu de la chance de tomber sur Adrien. Quand Adrien lisait son journal au salon, Tante Mimi venait sur la pointe des pieds lui « voler un baiser dans le cou ». Adrien éternuait : « Tu me chatouilles les narines avec tes bouclettes », disait-il. Mimi bêtifiait alors des « mamours, mon gros nounours à moi » et Zoé ne savait plus où se mettre, mais c’était certainement plus agréable que les cris des parents. Il ne se passe pas un mois sans que son père ou sa mère ne parlent de faire leur valise et de foutre le camp. Ils s’injurient. Maman crie, Papa fait la tête et Zoé pleure dans son lit.
Zoé pense souvent à l’oncle Adrien. Ne doit-il pas lui donner les bijoux promis par la tante ? Peut-être que dans son chagrin il aura oublié ? Cette idée la tracasse. Elle en parle à Maman et, le rouge aux joues, elle argumente que ce serait sympa d’aller passer le mercredi chez lui comme avant. Maman la félicite de sa gentillesse et propose de téléphoner à l’oncle tout de suite. Zoé rétorque que par lettre ce serait mieux. : l’oncle n’aime pas le téléphone, il n’y répond jamais. C’était toujours Tante Mimi qui le faisait. La vraie raison, c’est qu’elle a conscience que si elle lui réclame les bijoux, il risque de le prendre mal. Maman l’aide donc à rédiger sa lettre, comme quoi elle s’ennuie de son oncle et des automates et qu’elle aimerait passer encore une fois une bonne journée avec lui, comme avant.
Adrien, enthousiasmé, appelle par téléphone, aussitôt la lettre reçue, qu’il est d’accord pour le mercredi suivant.
Dès qu’elle grimpe dans son wagon, Zoé a la gorge nouée. Elle colle son front sur la vitre, lèvres serrées sur son angoisse. Le bruit des roues lui parait incongru. Elle voudrait plus de silence. La maison sans Tante Mimi ça doit être terrifiant. Des bribes du dernier couplet de la chanson, celui qui parle de l’accident du train, s’emmêlent dans sa tête : « Flambe, flambe, train de la mort… Alors du train maudit, une clameur s’élève, on entend des sanglots et des cris de démence… Puis c’est le choc de feu… Les petits appellent dans les flammes… Pourquoi ces orphelins ? » Un frisson la parcourt chaque fois qu’elle bute sur orphelins. Mais sa peur s’envole dès qu’elle aperçoit Adrien sur le quai de la gare. Il n’a pas changé, il l’accueille avec les mêmes mots chaleureux en lui prenant son sac.
Dans l’auto, les narines de Zoé sont agressées par un relent inhabituel.
– Ça pue le tabac, ici, commente-t-elle tout haut.
Adrien ne répond pas. Alors elle enchaîne sur son passage en sixième. C’est un sacré événement et Adrien le comprend bien puisqu’il lui pose des questions.
Au pied de l’immeuble, pendant que l’oncle verrouille les portes, Zoé remarque la saleté de la voiture. Elle entre dans l’appartement sur la pointe des pieds.
– Adrien, tu as tapissé ? Ça sent…
– J’ai seulement repeint les murs ma cocotte. Un coup de rouleau, c’est si vite fait. J’en avais marre des p’tites fleufleurs de la tapisserie, du canapé, des doubles rideaux, des napperons, du tapis…
– Et les plantes vertes ?
– J’ai oublié de les arroser. Viens donc goûter, Poulette.
Adrien a acheté le même cake que Tante Mimi et le même jus d’orange.
– Tu peux en prendre plusieurs tranches, ce n’est pas ça qui te fera grossir, ajoute-t-il en s’en coupant une énorme.
Et il l’avale à grosses bouchées, comme ça, avec les doigts.
Quand ils ont fini, Adrien lui prend les deux mains :
– Ma poulette, j’ai une mauvaise nouvelle pour toi, tu vas être obligée de dormir sur le canapé.
L’air perplexe, Zoé attend la suite.
– J’ai vendu les meubles de Mimi.
– Ah bon ! Pourquoi ?
– Heu… C’était ses meubles de jeune fille. Ça m’encombrait… Mais viens voir la chambre maintenant. Tu vas adorer.
Zoé bondit derrière lui. Adrien y a installé tous ses automates sur des étagères, sur des tréteaux, et même par terre pour les plus grands. Ils passent un bon moment à les faire marcher, puis Zoé réclame à manger. Ils s’en vont main dans la main vers la cuisine. Adrien a acheté une pizza surgelée à la superette du coin.
– Si tu veux, je peux mettre la table au salon, propose Zoé.
– C’est pas la peine, on va manger ici.
Adrien sort une bouteille de vin rouge.
– Mais on n’est pas mercredi ? S’étonne Zoé.
En guise de réponse Adrien pose une canette de coca-cola à côté du verre de sa nièce. C’est la première fois que Zoé voit du coca dans cette maison. Ils parlent encore des automates. Dès la dernière bouchée avalée, Adrien claque les assiettes et les couverts dans l’évier, un coup d’éponge sur la table pour la forme… Zoé suit ostensiblement des yeux les miettes qui tombent sur le carrelage mais Adrien ne réagit pas.
– Et maintenant, la surprise !
Adrien l’entraîne tout joyeux vers le salon et, comme un prestidigitateur, il fait apparaître de dessous un vieux drap une énorme télévision.
– J’ai tout. Le câble, Canal plus… Tout quoi !
– Tonton, je croyais que tu détestais la télé ?
– Je t’ai déjà dit ça moi ? Tu sais, on a eu une télé au début de notre mariage. Mais cette garce m’interdisait les matchs et les policiers. C’est trop vulgaire, articule Adrien d’une voix de petite fille.
Zoé fronce les sourcils et Adrien reprend sa voix normale :
– Par contre, je m’en suis farci des danseuses en tutu, des pingouins en queue de pie, et surtout des feuilletons. Ah, les feuilletons à l’eau de rose ! Un jour j’ai mis la télé en panne, elle a fini à la poubelle.
Garce, l’oncle a dit garce, Zoé n’en croit pas ses oreilles. Adrien met les informations et enchaîne avec des histoires de famille auxquelles se mêle la voix du présentateur. Zoé se noie dans ces anecdotes pleines d’allusions à des gens et à des événements qu’elle ne connaît pas. Elle tente de poser quelques questions mais c’est comme si Adrien ne l’entendait pas. Elle comprend juste que ce n’est pas gentil pour la tante. À vingt heures trente, un coup de sonnette met fin à ce discours étonnant et propulse Adrien vers la porte. Avec de gros rires il fait entrer un homme aussi bruyant que lui. Les présentations sont vite faites :
– Mon voisin, il vient voir le foot. Installe-toi, Paul, je vais chercher du carburant.
Plus tard, les yeux rougis par la fumée et la fatigue, Zoé va s’allonger sur le lit de l’oncle, il n’est pas fait mais tant pis. Elle a à peine le temps de penser aux bijoux qu’elle s’endort comme une masse.
Elle se réveille dans le même lit. Adrien a préféré dormir au salon pour ne pas la déranger. Il lui prépare des tartines au nutella pour son petit déjeuner et il sort sans lui dire où il va. Pour échapper à la solitude, Zoé zappe comme une folle sur la nouvelle télé.
À midi, Adrien fait des frites. Il écoute la radio et ne parle pas, sauf pour dire :
– Voilà les petites frifrites et le petit bifteck pour ma petite reine.
Zoé n’apprécie pas le ton ironique. Elle sait bien que Tante Mimi abusait de cet adjectif, on s’en est souvent moqué à la maison, mais Adrien exagère quand même. Elle accentue sa moue pour bien lui montrer combien elle n’est pas contente.
– Toi aussi elle t’a embobinée, hein, la vieille chipie ! Tu sais Zoé… Elle m’a empêché de vivre pendant quarante ans. Y’avait qu’elle qui comptait. Tu te rappelles son air de toiser les gens quand quelque chose ne lui plaisait pas ?
Zoé rougit au souvenir de certaines scènes. Adrien s’excite, Zoé ne l’a jamais vu dans cet état.
– Tout, elle m’a tout fait. Plus de copains, plus de foot, plus de tabac, sauf sur le balcon. Et encore ! Elle comptait mes cigarettes. C’est pour ton bien, singe-t-il encore une fois d’une voix enfantine. Elle surveillait mon linge aussi. Mets ci, mets pas ça, lave-toi…
– Mais elle t’aimait quand même ! le coupe Zoé au bord des larmes.
– Elle m’aimait ? Comment ça, elle m’aimait ?
– Elle ne se disputait jamais avec toi. Elle te faisait toujours des baisers. Je l’ai vu, tu ne peux pas dire le contraire.
– Parlons-en des baisers !
Adrien se lève et marche dans la cuisine en se cognant aux meubles, il fait de grands gestes et Zoé a un peu peur de sa fourchette. Il parle, parle de plus en plus fort. Zoé saisit quelques bribes :
– Pour épater la galerie, ça, oui ! Mais au lit, plus rien… À quoi ça sert d’avoir une femme dans son lit si on ne peut même pas la toucher ? Les hommes, ça la dégoûtait… Et moi ses minauderies, ses fanfreluches, ça me coupait pas l’envie, peut-être ?
– T’avais qu’à lui dire, l’interrompt Zoé. Pourquoi que tu n’as rien dit ?
Adrien, calmé, se rassied sur sa chaise.
– Bof ! C’est comme ça. Au début je la trouvais distinguée… Après… Il était trop tard, j’avais pris des habitudes de paresse. Elle décidait tout, j’avais qu’à me laisser vivre. Et puis il faut dire que la famille ne m’a pas aidé : toujours à nous citer en exemple.
Zoé ne comprend plus. Tout l’amour qu’elle a cru voir dans ce couple modèle… Elle essaie de convaincre son oncle mais sa voix déraille dans les aigus, elle perd ses mots. Elle finit par murmurer :
– En tout cas, moi, elle m’aimait beaucoup Tante Mimi.
– Pas plus que les autres et seulement parce que tu faisais ses quatre volontés. Mimi, elle n’aimait qu’elle. C’est pour ça qu’elle n’a jamais voulu s’encombrer d’enfants.
– Mais c’est pas vrai. Maman m’a dit qu’elle ne pouvait pas en avoir.
– C’est ce qu’elle a raconté partout. Elle s’est bien débrouillée, va ! Elle est allée deux jours soi-disant chez une amie. Elle a fait croire que l’enfant était parti tout seul, qu’elle ne pourrait jamais mener une grossesse à terme. Tu comprends, Zoé ? Tu n’es plus une gamine. Je l’ai crue, je l’ai même plainte… Depuis ce temps là, je ne l’ai plus touchée. Elle m’a bien roulée dans la farine. Allez, tout ça c’est pas des histoires pour toi, ma pauvre Zoé. Finis tes frites. Je t’ai acheté un gros merveilleux pour ton dessert.
Zoé n’a plus faim.
– Non merci Adrien, je le mangerai tout à l’heure.
Elle se lève, débarrasse les assiettes sales et puis elle traîne dans l’appartement, pendant qu’Adrien lave la vaisselle. Bientôt il surgit à ses côtés :
– J’ai mis ses robes dans des cartons au grenier. J’ai pensé que tu les prendrais. Zoé secoue la tête négativement. Et ses babioles ? Tu les veux ses babioles ?
Zoé prend un air interloqué. Adrien précise alors :
– Tu sais bien… Ses bijoux quoi !
Sans attendre la réponse il fonce au grenier et rapporte un petit carton qui contient la boîte à bijoux et le nécessaire de toilette. Il en vide le contenu sur la table. Tout est là, le poudrier en argent, la houppette de cygne, le peigne en écaille de tortue…
– Pourquoi tu n’as pas distribué les bijoux, Tonton ?
Zoé saisit délicatement une broche en or.
– Ça, c’est pour tante Monique. Et ça, pour Maman.
Adrien se laisse tomber sur une chaise. Il a l’air perdu.
– Ma pauvre cocotte, tu peux tout prendre, si tu veux… C’est tout du toc, à part la petite bague et la chaîne avec la médaille de sainte Vierge. J’ai jamais gagné beaucoup d’argent, tu sais. Et Mimi voulait une belle voiture, une femme de ménage, des vacances sur la côte d’Azur… On a vendu les vrais bijoux qui lui venaient de sa mère, un peu à la fois. Tu vois, elle a toujours menti.
Adrien est reparti vers ses automates. Zoé tripote la verroterie d’une main machinale. Brusquement, d’un grand geste de la main, elle balaie le tout dans le carton. Elle s’enfonce alors rageusement dans un fauteuil et allume la télé. À seize heures, elle demande à Adrien s’il ne veut pas la ramener chez elle.
Pendant des mois Zoé fait des mauvais rêves qui bouleversent la maison. Elle prend le train pour aller chez Tante Mimi et il change de direction, sans prévenir. Il l’emmène vers quelque chose d’effroyable, et personne dans les wagons ne s’en inquiète ; les gens ne l’écoutent pas quand elle veut les alerter, elle pleure, elle les supplie. D’autres fois Tante Mimi l’oblige à monter dans une locomotive qui traverse un tunnel tout noir qui n’en finit pas, la loco roule de plus en plus vite et Zoé ne peut pas sauter en marche, elle va finir dans les flammes, comme les orphelins du train fatal. Elle hurle.
Zoé ne retourne plus chez son oncle mais elle le revoit au cours d’un repas familial quelques mois plus tard. Elle lui saute au cou et lui demande des nouvelles de ses automates favoris. Adrien a l’air content de lui parler mais bien vite elle est engloutie par la horde des cousines qui l’entraînent au jardin. Elle n’aura même pas l’occasion de lui dire au revoir.
Six mois plus tard, son père lui annonce le décès d’Adrien. Il est mort brusquement, à la surprise générale car il n’était pas malade.
– C’est le chagrin qui l’a tué, affirme le père de Zoé, il ne lui aura même pas survécu un an.
Zoé le regarde bouche bée, ses yeux s’embuent. Elle n’en croit pas ses oreilles. À qui se fier maintenant ?
À partir de ce jour, ses cauchemars cessent.
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